17:00
Concert 9 : Carte blanche à Nathanaëlle Raboisson
/// FOCUS JAPON
INTERPRETE NATHANAELLE RABOISSON
Bertrand Dubedout Nara [2001] 1h45
Bertrand Dubedout Nara [2001] 1h45
Une fresque électroacoustique inspirée du rituel bouddhiste Shuni-e, ou Omizutori, du temple Tôdai-ji de Nara.
Œuvre imaginée, et commencée lors d’une résidence du compositeur à la Villa Kujoyama, Kyoto, Japon, en 1999 (Programme Villa Kujoyama – AFAA / Ministère des Affaires Étrangères) – Commande de l’État.
Création à Grenoble – Festival 38e Rugissants, le 1er décembre 2001.
Dès son édification au cours du VIIIe siècle, l’impressionnant temple Tôdai-ji de Nara fit du Japon l’un des principaux centres du bouddhisme de toute l’Asie orientale. Il s’y déroule, toutes les quinze premières nuits de mars depuis l’an 752, l’un des rituels les plus mystérieux et les plus fascinants du monde bouddhique. Plus qu’un rituel : un véritable voyage cosmique. Ayant eu le privilège de pouvoir assister, microphone à la main, à plusieurs nuits de cette célébration, c’est à ce voyage que je vous convie, non pas littéralement, mais au travers de mes propres filtres artistiques, par confrontation entre le rituel Shuni-e et de nombreux autres mondes sonores du Japon, naturels ou urbains, traditionnels ou contemporains, profanes ou sacrés, intacts ou bien transformés, comme projetés dans l’énergie du flux musical :
- le Gagaku, ancienne musique de Cour ;
- la musique du théâtre Nô ;
- le Shômyô (chant des Sûtra)* du sanctuaire de Koyasan, et de quelques-uns des 1 600 temples de Kyoto ;
- des ambiances de fêtes, de foules, de rues, de transports en commun ;
- des paysages sonores de la nature, de la forêt, de la montagne japonaises ;
- des éclats du marché aux poissons de Tôkyô, le plus grand du monde, à l’heure de la criée au thon ;
- des appels de cloches monumentales, et bien d’autres phonographies encore, réalisées au cours de trois séjours au Japon en 1999 et 2000.
1 – VEILLE DU CRÉPUSCULE / VIGIL AT SUNSET
À mes amis de Nara : Kazuko et Hiroyuki Matsumoto, Hideaki Nakai, Atsuo Kodama.
Le crépuscule est l’heure du déplacement. On quitte son travail, on traverse un quartier, ou la ville entière. On rentre chez soi, ou au contraire on sort au spectacle, au cinéma, au restaurant. C’est l’heure de se rendre à Nara, pour qui veut suivre le début du rituel Shuni-e. C’est aussi l’heure des foules, des queues dans le métro, dans les magasins. Il y a dans le crépuscule de l’urgence et de la flânerie, du stress et de la détente, de la fatigue et de l’excitation. Voici donc la rue japonaise, ses galeries marchandes où se côtoient les étals de légumes ou de poisson, les salles de jeux vidéo, les pachinko, et les temples bouddhistes ou shintô, où le bruit des automates et des gadgets électroniques se mêle au tambour et aux voix du shômyô, dans le bain sonore d’une foule dont l’énergie semble inépuisable. Voici le métro ou le train, dont les réseaux irriguent le tissu urbain, avec ses annonces haut-parlantes, les exclamations des mécaniciens.
Cette veille introduit aussi le thème de la marche, de la déambulation, pratique permanente dans le bouddhisme, que ce soit celle des foules de fidèles qui déambulent autour du grand Stûpa de Swayambanâth à Kâtmândû au Népal, celle des moines pour qui la marche est une technique de méditation, comme ces bonzes du Mont Hiei à Kyoto qui accomplissent, au terme d’un rigoureux entraînement, une marche rituelle de 100 jours, ou les circumambulations particulièrement spectaculaires des onze célébrants du rituel Shuni-e. Cette évocation, qui accompagne le public pendant son installation dans la salle, est faite de paysages sonores urbains réalisés à Kyoto en mars et avril 1999 et en mai 2000, et d’enregistrements de diverses cérémonies, notamment dans les temples Seiryo-ji, Daigo-ji, et Seigan-ji de Kyoto, et au temple Sanbo-in de Koyasan. À la fin de cette veille, on entend M. Higashi Fushimi, Supérieur du temple Impérial Shôren-in de Kyoto, invoquer pour ma fille Faustine, à ma demande, la protection du Fudô Myôô, l’un des Cinq Rois de Science du bouddhisme ésotérique.
2 – VEILLE DES ONZE CÉLÉBRANTS / VIGIL OF THE ELEVEN WORSHIPPERS
À Eiko Kuki et Andoche Praudel.
Début du rituel. Au son immuable d’une cloche, onze célébrants font un à un leur entrée dans le hall du pavillon, puis se précipitent sous le rideau de gaze blanche qui masque l’entrée d’un sanctuaire, au secret duquel ils vont passer toute une nuit de célébration. Pendant ce temps, onze autres moines se succèdent dans l’escalier couvert qui mène au pavillon, puis sur le balcon de celui-ci, chacun portant sur son épaule, en marchant, puis en courant, une longue perche embrasée, et faisant tomber des flammèches sur la foule massée au pied du pavillon. Cette action s’intitule Otaimatsu (les flambeaux). Les onze strophes successives qui structurent cette veille sont exclusivement constituées de sons d’instruments du Gagaku – tout à la fois orchestre de 16 musiciens et l’un des plus anciens genres musicaux du Japon. J’ai pu enregistrer ces instruments au cours de plusieurs séances de travail en mars et avril 1999 avec l’orchestre de Gagaku du Nanto Gakuso de Nara, que dirige Maître Kasagi. Les seuls instruments explicitement identifiables sont les percussions :
- le Kakko, tambour à baguettes ;
- le Taiko, grand tambour suspendu ;
- le Shoko, petit tambour métallique.
Dans cette veille coexistent donc le témoignage d’un extraordinaire rituel, et un hommage au Gagaku, en particulier à sa forme dansée, appelée « Bugaku », qui accompagne alors une danse faite de longues suspensions et de brusques surgissements. L’idée est celle d’une contrainte : utiliser en continu une phonographie de plus de douze minutes, faire coexister – jusqu’à l’ambiguïté ou la fusion – le rituel et une construction musicale.
3 – VEILLE DE LA PÉNITENCE À ONZE FACES / VIGIL FOR AN ELEVEN FACETTED PENANCE
À Yutaka Fujishima.
Phases nocturnes d’un Shômyô qui compte parmi les plus étranges, les plus mystérieux, les plus fascinants du Japon. Prières, litanies, exclamations, clameurs, sonnailles, cloches, déambulations et courses effrénées de ces onze célébrants au secret de leur sanctuaire, martelant le sol de leurs lourdes socques en bois, autour de l’autel où trône l’image à onze têtes de Kannon, bodhisattva auquel sont vouées ces quinze nuits de pénitence. L’autre territoire sonore de cette pièce est tout à la fois une évocation de la musique du Nô, avec des interjections vocales et, plus tard, des frappes d’un joueur de Ko-tsuzumi (tambour d’épaule), Maître Fujitada Yanagihara, enregistré à Nagoya en avril 1999, et une pseudo leçon de Nô avec des bribes des explications que me donnait le musicien et des bribes de la voix de Madame Shoko Kuwata, de l’Alliance française de Nagoya, qui me traduisait ses propos. Les nappes harmoniques qui forment comme l’onde porteuse de cette pièce proviennent des litanies des onze célébrants et des interjections vocales du musicien de Nô, affirmant ainsi une solidarité vocale entre les principaux matériaux de cette Veille. Les dernières minutes nous transportent subitement du lieu des mystères, des tourbillons, des terreurs, des enchantements, à celui de la sérénité sur les pentes du Mont Hiei, au-dessus de Kyoto, avec onze appels lointains d’une cloche monumentale et la paisible psalmodie d’un bonze solitaire, égrenant les Sûtra dans le silence et l’isolement du temple Joddo-in, le Saint des Saints de l’ordre Tendaï.
4 – VEILLE DE LA PRISE DE L’EAU / VIGIL FOR THE DRAWING OF WATER
À Jérôme Delormas.
Veille de la prise de l’eau doit son titre et son contenu à la légende d’Onyû Myûjin, divinité shinto de Wakasa appelée par le moine Jitchû en l’an 752 à se joindre à la première Observance des Six Heures, et arrivée après coup à cause d’une partie de pêche dans la mer du Japon. En contrebas du pavillon Nigatsu-dô se trouve l’enceinte sacrée du Wakasa-i, puits offert au Bouddha par Onyû Myûjin pour racheter sa conduite. Au douzième jour de la cérémonie, à 1h55 du matin très exactement, les célébrants sortent du Nigatsu-dô, descendent un escalier illuminé de torchères, et vont dans l’enceinte sacrée du Wakasa-i puiser de l’eau, au son des conques et d’un orchestre de Gagaku. Puis ils remontent dans le sanctuaire pour présenter cette eau à Kannon. De cette majestueuse action est né le nom usuel de la cérémonie : Omizutori, qui signifie littéralement « prise de l’eau ».
Pour incarner ce dieu pêcheur et ses cormorans, j’ai été promener mon microphone plusieurs matinées consécutives d’avril 1999 au marché aux poissons de Tsukiji à Tôkyô, le plus grand du monde, à l’heure de la criée au thon, et quelques jours plus tard dans les forêts entourant la Villa Kujoyama, et peuplées de corbeaux. Voici donc un rituel dans le rituel, un rituel de mouvement, d’énergie vocale, de clameurs, où se confondent voix humaine, cri animal, et bruit des machines.
5 – VEILLE DES AUSTÉRITÉS ARDENTES / VIGIL OF FIERY AUSTERITY
>Commande de l’INA-GRM.
À Patrick Neu.
14e nuit du rituel, 3h du matin : sons, cris, clameurs et bonds spectaculaires des onze célébrants, portant masques et coiffes, autour d’un feu allumé à l’entrée du sanctuaire. C’est le « Dattan », Shuni-e au point culminant.
Deux parties, comme en négatif l’une de l’autre, nous conduisent de la figuration du bond à celle du feu, de celle de l’élan et de l’appui au crépitement de la braise, portées au paroxysme par une polyphonie de conques, puis une intense trame vocale qui nous laissent sur le sentiment d’un temps suspendu, étiré à l’infini. La première partie se déploie autour de cent huit coups – pour les cent huit illusions de la vie – du grand tambour du temple Seiryo-ji de Kyoto, tambour enregistré le 15 mars 1999 à l’occasion du rituel Nehan-e, qui commémore la mort du Bouddha. La seconde partie étire des textures vocales provenant d’un shômyô de l’ordre Shingon, enregistré au temple Sanbo-in de Koyasan le 12 avril, à 6h du matin. Laissée à nu à l’issue de celle-ci, une ultime litanie nous rappelle que le rituel est loin d’être terminé, qu’il faudra aux célébrants l’énergie nécessaire pour tenir et tenir encore, pour assumer la démesure temporelle de ce véritable marathon spirituel sur lequel les veilles successives de Nara n’auront ouvert que de très brèves fenêtres. On perçoit, affleurant à la surface de ces derniers instants, quelques craquements du tatami qui m’ont donné l’idée des principaux matériaux de cette veille. Ces matériaux ont été enregistrés à la Voice Gallery de Kyoto le 3 novembre 1999.
6 – VEILLE DE L’AUBE / VIGIL AT SUNRISE
À Kensaku Shimizu.
Le moment le plus serein, au Nigatsu-dô comme ailleurs… Un vieux moine fait un nombre incalculable de fois le tour du temple dans le sens des aiguilles d’une montre, marquant un bref temps d’arrêt devant chacune des quatre portes. À chaque tour il passe en traînant des pieds devant mon micro, marmonnant des Sûtra. Le chant des sources qui entourent le pavillon s’enroule autour d’une draperie harmonique de sons de Shô, l’orgue à bouche du Gagaku, pour enfin revenir à son paisible écoulement, propice à la méditation. Le silence peut alors reprendre, pour une année, possession du sanctuaire du Nigatsu-dô.
Source nord – source sud
Au nord et au sud du pavillon Nigatsu-dô jaillissent deux sources. Au cours du rituel, lorsque l’intensité sonore de la cérémonie décroît, le bruit de fond n’est pas le silence, mais le bruit de l’eau qui coule, les deux timbres, bien distincts, de ces deux sources. Aussi ai-je voulu faire de ces deux sources l’arrière-plan sonore de toute la soirée, diffusé en continu sur deux haut-parleurs invisibles situés de part et d’autre de la salle de concert, depuis l’arrivée du premier spectateur venu prendre son billet, jusqu’au départ du dernier spectateur après le concert. Ici chacun pourra faire de chaque séquence de sources une plage de sérénité, de détente, de rêverie, de méditation…
Double CD Nara – éOle Records éOr_008 – 2015
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Né en 1958 à Bayonne, Bertrand Dubedout a suivi ses études musicales supérieures à l’Université de Pau auprès de Guy Maneveau et Marie-Françoise Lacaze, au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris dans la classe de Pierre Schaeffer et Guy Reibel (Composition Électroacoustique et Recherche Musicale, Prix de Composition en 1981), à l’Université de Paris VIII et au Centre d’Études Polyphoniques de Paris. Il a été professeur de composition électroacoustique au Conservatoire à Rayonnement Régional de Toulouse, fondateur de l’Ensemble Pythagore, codirecteur artistique d’éOle (studio et production musicale, en résidence à Odyssud Blagnac depuis 1998) et du festival Novelum. Il fonde en 2015 à Toulouse le forum ByPass.
La Sacem lui attribue en 1997 le Prix Claude Arrieu. Il est en 1999 compositeur en résidence à la Villa Kujoyama de Kyôto, Japon (Programme Villa Kujoyama, Afaa / Ministère des Affaires Étrangères). Ses
œuvres appartiennent tant au domaine instrumental et vocal qu’à celui des musiques électroacoustiques et
mixtes ainsi qu’au multimédia. Elles sont publiées aux éditions Gérard Billaudot, Paris. 11 CDs parus chez
L’empreinte digitale, MFA – Radio France, Motus, Metamkine, Skarbo, Bis, éOle Records.
Bertrand Dubedout a reçu des commandes de l’État, d’institutions telles que Radio-France, l’Ina-GRM, le Grame (Lyon), La Muse en circuit (Alfortville), le Cirm (Nice), le GMEM (Marseille), de festivals tels que
Manca, Présences, Solistes aux Serres d’Auteuil, d’ensembles tels que Court-circuit (Paris), Proxima Centauri
(Bordeaux), NEM (Montréal), de solistes tels que Jean Geoffroy, Claude Delangle. Ses œuvres sont jouées en Europe, aux États-Unis, au Canada, en Argentine ainsi qu’en Chine, en Corée et au Japon. En 2015,
Bertrand Dubedout a été compositeur en résidence au SeaM (Studio für Elektroakustische Musik) de la Hochschule für Musik Franz Liszt et de l’Université du Bauhaus à Weimar, pour la composition de ZAZPIAK A.