Qu'est-ce qu'une oeuvre acousmatique?

PAR DENIS DUFOUR & THOMAS BRANDO

L'art acousmatique est un art sonore. Les oeuvres qui en sont issues sont des oeuvres de support : elles ne se manifestent que par la lecture du support sur lequel elles sont enregistrées, fixées dans une forme définitive. A la fin des années quarante sur des disques souples, puis sur la bande magnétique des magnétophones et aujourd'hui sur la mémoire des ordinateurs.

Ce support est au musicien acousmatique ce que la pierre est au sculpteur, la toile au peintre, l'épreuve au photographe, la pellicule au cinéaste. Comme le sculpteur son matériau, il taille dans la matière des sons, il construit, il détourne, souvent. Comme le peintre ses couleurs, il juxtapose, il mélange, il transforme, il compose. Comme le photographe, il saisit, il cadre, il éclaire, il surimprime. Comme le cinéaste enfin, il régit le temps, il crée le mouvement, il monte, il oppose, jouant de la répétition et de l'attente, de la continuité et de la rupture, de la fluidité et du heurt. Comment ? A partir d'un matériau initial : le son, au sens le plus large du terme. A partir de prises de son. Acoustiques, elles peuvent être faites à partir de jeux sur divers instruments choisis pour leur aptitude à "sonner" (des corps sonores), d'univers habités d'événements caractéristiques, de parcours, de gestes ou de séquences jouées à dessein, voire de sons "figuratifs" ou de jeux sur des instruments traditionnels ou "exotiques". Synthétiques, elles peuvent être constituées de sons ou de séquences électroniques jouées au synthétiseur, ou numériques, issues d'une programmation logicielle ou de transformations immédiates d'événements sonores...

Et que fait le compositeur de ces prises de son accumulées ? Il les classe, et opère sur elles des choix, une répartition, des coupures, puis de multiples transformations dans un studio équipé de nombreux appareils issus de l'évolution technologique de ces dernières décennies. Montage, inversion, mise en boucle, transposition, échantillonnage, compression, gel, réverbération, écho, délai, filtrage, mixage, accumulation, sont autant d'opérations fondamentales dont le principe s'est imposé depuis cinquante ans, à travers une déjà longue pratique et une histoire. Celles-ci permettent désormais aux chimères les plus sophistiquées, aux rêves les plus improbables de prendre forme, à condition que le compositeur ait une idée préalable de l'univers qu'il souhaite créer et faire entendre.

Pour peu donc, qu'il porte en lui un monde sonore suffisamment riche, son savoir faire, sa sensibilité, son intuition, son goût du jeu lui dictent les détails de son travail au fur et à mesure qu'il l'entend : en un constant aller retour du faire à l'entendre, il élabore ainsi progressivement son oeuvre, dans une démarche qui tient autant de la volonté, d'un projet préalable de composition (le choix d'une thématique, d'un univers sonore, d'une "grande forme", d'un découpage) que de la sensibilité, rendant possible l'invention d'une "écriture" par l'exploitation des synchronismes, des accidents, des contrastes, des similitudes, des diffractions, des convergences. Rigueur et liberté, sens de la construction et goût du geste, volonté et disponibilité sont des qualités également nécessaires pour parvenir à une oeuvre cohérente, qui, au-delà de la surprise, captive et accroche l'écoute.

Enfin, comme le cinéaste, il projette ensuite son oeuvre devant le public à travers un dispositif de projection du son : un orchestre composé de haut-parleurs de différentes "couleurs" et de différentes puissances, disséminés dans l'espace du concert. A travers ce qu'on peut appeler une interprétation (des choix d'implantation, une spatialisation, un jeu sur les intensités et les couleurs, des filtrages) il rend son oeuvre accessible au public du concert, désormais livré au seul empire de l'écoute...